Entre salon et open space : repenser l’ergonomie avec le télétravail

Comprendre, concevoir et améliorer les interactions homme-système.

06/12/2025

L’évidence d’un basculement : le travail hors les murs

Observer un utilisateur devant son ordinateur, dans la lumière blanche d’un open space ou l’ombre mouvante de son salon, c’est déjà entrevoir tout ce que l’ergonomie traditionnelle peine à anticiper. Depuis 2020, la généralisation du télétravail a bouleversé la cartographie de nos environnements professionnels. Désormais, la frontière entre espace personnel et espace de travail se brouille, repoussant les cadres normatifs, techniques et humains de l’ergonomie classique.

Déjà en 2021, selon l’INSEE, plus d’un quart des salariés français avaient télétravaillé au moins un jour par semaine. Et le phénomène n’est pas conjoncturel : le télétravail s’installe durablement comme une modalité privilégiée, hybridant routines, postures et outils dans des sphères jusque-là intimes. Mais qu’est-ce que cette mobilité change, concrètement, pour l’ergonomie du travail ?

L’ergonomie au bureau : un modèle stabilisé, mais pas toujours optimal

Dans l’entreprise, l’environnement de travail est avant tout normé. Tables, sièges, éclairage, matériel : tout procède d’une intention de standardisation et d’optimisation. Les référentiels abondent :

  • la norme NF EN ISO 9241 sur l’ergonomie des interfaces homme-machine,
  • les recommandations de l’INRS (l’Institut National de Recherche et de Sécurité),
  • les préconisations du Code du Travail (art. R4542-1 à R4542-19 - France).
Un salarié bénéficie généralement d’un mobilier adapté, d’un écran positionné à hauteur des yeux, d’une chaise réglable, d’une organisation spatiale conçue pour limiter les troubles musculosquelettiques (TMS). La ventilation, la température, l’humidité et l’éclairage sont surveillés (INRS, Fiche ED 975).

Mais observer sur le terrain révèle que la standardisation ne signe pas la fin de l’inconfort. Certains salariés compensent un environnement inadapté par des stratégies individuelles : coussins, réglages artisanaux du matériel, pauses improvisées, postures contorsionnées. Entre le geste prescrit et le geste réel, il y a la vie des corps au travail, inachevée, jamais totalement modélisable.

Le télétravail, révélateur de nouveaux enjeux ergonomiques

Avec le travail à distance, l’environnement se privatise et s’individualise. La table de la cuisine fait office de bureau, un coin du canapé remplace souvent la chaise ergonomique. D’après une enquête Malakoff Humanis menée en 2022, 47% des télétravailleurs français travaillent dans un espace non spécifiquement dédié, et 38% sur une chaise non adaptée.

Ce glissement déborde le simple cadre matériel. L’ergonomie du télétravail n'est plus forcément une affaire de conformité, mais d'ajustements intimes, parfois invisibles. L’absence de régulation collective et la porosité des rythmes entraînent des risques nouveaux, ou davantage accentués :

  • Multiplication des postures contraignantes (courbure de la nuque, tensions lombaires... ; source : ANACT).
  • Fatigue oculaire accrue, due à une exposition prolongée aux écrans et un éclairage parfois inadéquat (Source : ISPreview).
  • Diminution de l’activité physique – Les allers-retours entre étages, réunions, ou même la traditionnelle pause-café disparaissent, réduisant les occasions de mouvement (PLOS ONE, 2022).
  • Accroissement du sentiment d’isolement et de la charge cognitive, liés à la superposition de rôles domestiques et professionnels (Baromètre Télétravail 2023, CSA).
Entre la main et l’écran, il y a ici un vide ergonomique à combler.

Regardons de près : différences concrètes entre télétravail et bureau

Dimension Bureau en entreprise Télétravail à domicile
Mobilier & Equipement Normé, réglable, conçu pour l’usage intensif Souvent improvisé (table basse, chaise de salle à manger, écran portable)
Espace dédié Espace de travail exclusif, scénarisé pour la fonction professionnelle Coin de pièce partagé, espace modulable entre vie pro/perso
Encadrement collectif Présence de collègues, supervision, culture du feedback Isolement relatif, faible contrôle collectif, responsabilisation individuelle
Exposition aux risques Risques TMS monitorés, prévention systématique Faible contrôle des postures, exposition prolongée aux écrans, sédentarité accrue
Organisation temporelle Rythmes collectifs structurés, pauses organisées Rythmes individualisés, pauses et ruptures auto-régulées ou négligées
Charge mentale Séparation claire des rôles Superposition des rôles (pro, famille...), charge cognitive diffuse

Analyser la réalité : l’ergonomie « chez soi »

Cas pratiques et retours du terrain :

  • Anaïs, consultante, travaille sur un tabouret de cuisine. Elle compense l’absence de soutien lombaire par un coussin roulé, se relève toutes les 40 minutes sous peine de crampes. Malgré la liberté offerte, elle note l’apparition de douleurs cervicales en fin de semaine, jamais ressenties au bureau.
  • Jean, informaticien, alterne entre une vieille table et le canapé familial. Les premières semaines, il s’est cru plus productif, avant de constater une fatigue visuelle et un engourdissement des poignets. La cause ? Un écran trop bas, une lumière mal orientée, un support non adapté – et surtout, l’absence de conseils pratiques sur la durée.
  • Sylvie, manager, “multitask” entre réunions en visio, gestion des enfants et tâches domestiques. Son espace est recomposé constamment ; la frontière mentale avec le travail s’efface. Selon une étude de l’Université de Sherbrooke (2021), la double présence (physique et psychique) génère de nouveaux stress rarement pris en charge par les outils ergonomiques traditionnels.

Entre la chaise et l’outil numérique, l’ajustement se fait souvent sur le fil, sans accompagnement, ni médiation. L’ergonomie se vit alors comme une négociation, quotidienne, avec les contraintes du réel.

Quels risques invisibles ? Les dangers silencieux du distanciel

L’analyse ergonomique du télétravail révèle que la répétitivité des gestes, l’absence de pauses spontanées, la gestion personnelle du temps et l’isolement modèlent de nouveaux facteurs de risque. Contrairement aux idées reçues, les risques liés à l’usage intensif du numérique à domicile ne se résument pas à la posture.

  1. Santé physique : L’augmentation des plaintes musculosquelettiques (+30% selon la Santé Publique France, 2022) avec le télétravail. Lombalgies, cervicalgies, épicondylites se multiplient chez les télétravailleurs isolés.
  2. Santé oculaire : La fatigue visuelle est la principale plainte remontée (PubMed, 2021), avec irritation, sécheresse et maux de tête, liés à l’absence de pauses et à l’éclairage inadéquat.
  3. Santé mentale : Un risque accru d’isolement et de burn-out. L’OMS alerte sur la hausse des troubles anxio-dépressifs en télétravail prolongé (Rapport OMS 2023).
  4. Difficulté à se déconnecter : Les frontières floues entre temps professionnels et personnels favorisent le surmenage (Current Opinion in Psychology, 2021).

Clé de voûte oubliée : le moindre inconfort s’installe plus vite quand il n’est pas « vu » par l’organisation, ni entendu par les pairs. Observer un collaborateur à distance, c’est comprendre qu’il ajuste constamment ses conditions de travail, trop souvent dans l’invisibilité.

Pour une ergonomie ajustée : conseils, bonnes pratiques et innovations

Comment réhabiliter une ergonomie stratégique, humaine et accessible, à l’aune du distanciel ?

  • Former aux auto-diagnostics : Les grilles d’auto-évaluation, associées à des tutoriels visuels, aident à repérer les situations à risque. L’INRS propose des ressources simples et imagées autour du poste de travail à domicile.
  • Rendre visible l’invisible : Encourager le partage de retours d’expérience (photos, croquis de son espace, échanges de bonnes astuces). Nombre d’équipes mettent en place des « Ergono-cafés » réguliers en visio, pour échanger conseils et ressentis, s’inspirer mutuellement (voir initiative Télétravailler.fr).
  • S’équiper, même a minima : Un support ordinateur pour surélever l’écran, un coussin lombaire de fortune, investir dans une souris externe et un clavier indépendant : il n’est pas besoin d’un matériel coûteux pour améliorer sensiblement sa posture.
  • Structurer son temps : Programmer des pauses régulières, varier les tâches, pratiquer la « règle du 20-20-20 » pour les yeux (toutes les 20 minutes, regarder à 20 pieds – 6m – pendant 20 secondes).
  • Réinstaurer la déconnexion : Adopter des rituels de début et de fin de journée, utiliser des outils de planification, instaurer des horaires définis – pour se protéger d’une surcharge continue.
  • Repousser les frontières : Pourquoi ne pas “externaliser” temporairement certains gestes professionnels dans d’autres pièces, d’autres postures (debout), voire en extérieur ?

Souvenons-nous : chaque ajustement prétendument marginal peut faire la différence entre inconfort chronique et expérience de travail soutenable.

L’ergonome à nouveau convoqué : repenser la conception, partout où le travail se déplace

L’ère du télétravail impose une révolution discrète, mais cruciale : penser l’ergonomie au-delà des plans d’architecte et des sièges modulaires. L’enjeu n’est plus tant de conformer les corps à un idéal universel, que d’accompagner les individus dans la diversité mouvante de leurs environnements.

L’analyse ergonomique devient ici un outil d’exploration, d’écoute et d’innovation partagée. Elle invite à documenter l’expérience réelle, à outiller l’intelligence collective, à imaginer des solutions hybrides, personnalisables, éthiques et respectueuses du vivant.

Entre la main et la machine, entre l’intimité du domicile et l’exigence professionnelle, il reste un monde à réconcilier. Le télétravail, loin de condamner l’ergonomie à la périphérie, la replace au cœur même de la conception : comme une boussole, attentive aux endroits où l’inconfort est silencieux, mais où le geste, l’attention et le soin peuvent tout transformer.

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