Port de charge en logistique : repenser la place du corps au travail

Comprendre, concevoir et améliorer les interactions homme-système.

30/11/2025

Regarder la logistique autrement : entre cadence, poids et gravité

Chaque nuit, chaque matin, dans le ballet discret d’un entrepôt, des hommes et des femmes déplacent le monde : colis, palettes, cartons. Entre la mécanique du transpalette et la rugosité du carton, leurs corps jonglent avec l’équilibre, la gravité, l’attention. Observer un opérateur logistique, c’est saisir en silence ce que la feuille Excel ne dira jamais : le poids ne se mesure pas seulement en kilogrammes mais aussi en ressentis, en contraintes, en stratégies souterraines pour ménager son dos ou ses mains.

Le port manuel de charge dans la logistique, c’est la norme. D’après l’INRS, près de 42% des salariés de la logistique sont exposés quotidiennement à des manutentions manuelles de charges supérieures à 15 kg (source : INRS). Les effets s’inscrivent dans la durée : 1 accident du travail sur 3 en entrepôt est lié à la manutention.

Pourquoi tant d’accidents, de douleurs, de stratégies d’évitement, d’absences, alors que les risques du port de charge sont connus – et documentés – depuis si longtemps ?

Le port de charge : une complexité bien au-delà du “poids max”.

La loi fixe des plafonds. Les normes listent des facteurs de pénibilité. Les ERP fluidifient la traçabilité. Mais entre le texte et la réalité, que reste-t-il ? Une succession de gestes aménagés, de détours improvisés, d’astuces pour éviter la douleur.

  • Norme NF EN 1005-2 : limite un port manuel à 25 kg pour un homme adulte en conditions idéales (moins pour les femmes et jeunes – source AFNOR).
  • Recommandations de l’INRS : préconisent d’abaisser ce seuil à 15 kg dès lors que le geste ou la posture est contraignante, que la fréquence augmente, ou que les distances de port sont prolongées.
  • Ergonomie appliquée : souligne que la charge “ressentie” dépend autant du poids que de : la prise (adhérence, taille du carton), la distance à soulever, les obstacles au sol, les efforts combinés (tirer-pousser-soulever).

Typiquement, l’impact biomécanique d’un port de charge “moyenne” (15-20 kg) augmente exponentiellement si la charge doit être saisie à hauteur du sol ou déposée en hauteur : le stress lombaire peut être multiplié par 6 ou 7, documentent Marras et coll., (2006, Spine).

L’analyse de terrain révèle le “bricolage ergonomique” permanent des opérateurs : détourner des bacs pour surélever un poste, placer des cartons à hauteur d’épaule sur la palette la plus exposée, alterner les bras pour compenser une douleur. Les chiffres ne racontent que la moitié de l’histoire. La vraie s’écrit dans les gestes de contournement.

Cartographier les risques : identifier, observer, anticiper

Adapter un poste ne commence jamais par une fiche technique, mais par le regard posé sur l’usage réel. Pour comprendre, il faut voir, filmer parfois, dessiner souvent. Quelques grilles d’analyse éprouvées :

  1. Quadrillage des points rouges : Marquer, lors d’un audit terrain, toutes les situations où une flexion lombaire, un torsion brutale, ou un port bras tendus apparaissent. Chaque croquis devient une carte sensorielle de l’exposition au risque.
  2. Analyse de la fréquence et la durée : Nombre de manipulations à l’heure, distance cumulée, temps immobile en posture contrainte. Ces marqueurs sont essentiels pour prioriser les zones à adapter.
  3. Identification des “gestes invisibles” : Micro-pauses, contournements, appuis sur un genou, “petits sauts” pour mieux attraper : autant d’indices d’un poste inadéquat ou inadapté.

Voici à quoi peut ressembler une grille d’observation d’un poste de port de charge :

Critère observé Exemple de situation Indice de risque Commentaires
Hauteur de prélèvement Prendre un carton à même le sol Élevé Sollicitation lombaire accrue
Distance de transport Porter sur plus de 5 m Moyen à élevé Effort prolongé, risque de déséquilibre
Type de prise Cartons lisses, sans poignées Moyen Grip incertain, fatigue digitale
Posture de dépose Charger en hauteur (étagère, plateforme) Élevé Efforts d’extension, risque de chute de charge

Les leviers d’adaptation : plus que des outils, de réelles transformations

Penser adaptation, c’est privilégier la pluralité des réponses, la diversité des corps et la variabilité des flux. Voici les principaux axes d’intervention :

1. Équipements facilitant la manutention

  • Transpalettes, diables, chariots : Basique mais trop rarement adapté à la morphologie ou à la charge réelle (largeur d’empattement, hauteur de poignée trop basse ou non ajustable). Une étude (INRS) note une baisse de 30 % des arrêts maladie dans les entrepôts s’étant dotés d’aides à la manutention motorisées.
  • Tables élévatrices et postes de travail réglables : Adapter la hauteur permet de supprimer une partie des flexions, génératrices d’accidents (source : INRS ED 6107).
  • Poignées ergonomiques, barres de préhension : Limiter la fatigue digitale, offrir une prise sécurisée même sous gants épais.

2. Organisation du travail : cadence et répartition

  • Rotation des tâches : Éviter qu’un salarié soit continuellement exposé au port lourd ; introduire des séquences de tâches légères.
  • Réduction des distances de port : Optimiser l’implantation des zones de picking et de stockage pour limiter la marche avec charge.
  • Gestion du volume et du poids : Adapter les formats de colis, favoriser des emballages plus petits ou fractionnés.

3. Formations et culture de la prévention

  • Mettre l’accent sur des ateliers de sensibilisation pratiques : simuler les contraintes, corriger les postures, donner la possibilité d’essayer différents outils.
  • Instaurer une culture de l’alerte : promouvoir le retour d’expérience terrain, partager les astuces efficaces, diffuser régulièrement les chiffres-clés sur les accidents.

Cas concret : reconfigurer un poste de préparation de commandes

Dans un entrepôt d’e-commerce, le retour d’expérience est frappant. Avant aménagement : 68 % des opérateurs déclaraient une douleur quotidienne (épaule, dos). Après adaptation :

  • Implantation de tables élévatrices : disparition quasi-totale des flexions sous la ceinture.
  • Ajout de poignées préhensiles sur les cartons lourds : réduction significative de la fatigue rapportée en fin de journée.
  • Réagencement du chemin de picking : temps de port charges >15 kg diminué de moitié.

Résultat (sur 12 mois, chiffre partagé anonymement par le service HSE) :

  • 43 % d’accidents du travail évités sur la zone test.
  • Un absentéisme ayant chuté de 18 % à 7 %.
  • Une perception positive du changement par 82 % des opérateurs impliqués dans la démarche participative.

Un schéma synthétique illustre ce processus :

  • [Croquis à intégrer : “Avant/Après reconfiguration”] - Montant la hauteur de travail, les appuis sur table, la suppression de la prise de charge à hauteur de sol.

Quand l’humain guide le design des solutions

L’ergonomie en logistique n’est ni une addition de gadgets, ni une simple conformité réglementaire. C’est l’art de composer en respectant la pluralité des corps et la réalité mouvante des flux. Lorsqu’on s’autorise à observer, à écouter les utilisateurs, à tester, à corriger, les solutions émergent naturellement : la bonne hauteur, le bon outil, le juste équilibre.

Concevoir pour l’humain, ici, c’est refuser de laisser le corps porter seul le poids de l’inefficacité. L’adaptation du poste de travail logistique, face au port de charge, n’est pas une option – c’est une nécessité éthique, économique, humaine. Parce qu’entre la main et la boîte, il y a tout un monde d’interfaces réinventées, à chaque manipulation, à chaque geste.

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