Entre main et machine : réenchanter l’accès aux outils pour prévenir les TMS

Comprendre, concevoir et améliorer les interactions homme-système.

21/11/2025

L’accès aux outils, ce détail qui façonne la santé au travail

Il y a des scènes d’atelier ou de bureau qui en disent long. On y voit des mains hésitantes, des bras tendus plus loin qu’il ne faudrait. On y perçoit la fatigue dans le geste, l’agacement dans la recherche de l’outil qu’on doit attraper mille fois par jour – toujours situé un peu trop haut, trop bas, trop loin. Ce théâtre minuscule de l’effort quotidien dessine en creux la réalité des troubles musculosquelettiques (TMS), première cause de maladie professionnelle en France depuis plus de 20 ans (Assurance Maladie).

Chaque année, plus de 45 000 cas de TMS sont reconnus, affectant d’abord le poignet, le coude, l’épaule et le dos. Au cœur de l’explication : des gestes répétés, souvent invisibles à qui ne prend pas le temps de s’arrêter sur l’ordinaire. Mais derrière ce « pilotage automatique » du corps, c’est la conception de nos espaces et l’accès à nos outils qui mettent insidieusement les professionnels en danger. Un geste répété 1 200 fois par jour (cas typique en industrie, voir INRS) n’est pas seulement une routine : c’est un fil tendu entre efficience et usure.

Gestes répétitifs et accès aux outils : un duo sous-estimé

Pourquoi un même poste, une même activité, ne génère-t-il pas les mêmes douleurs selon la configuration de l’espace, le mode de rangement, le type d’accès aux outils ?

  • Un geste répétitif devient pathologique dès qu’il sollicite le même groupe musculaire en dehors de ses axes “naturels”, ou sans récupération suffisante (Santé publique France).
  • L’accès à l’outil, sa préhension et sa remise, son poids, son encombrement, et la distance qui sépare la main de l’objet, conditionnent la sollicitation physique engendrée.

Observés sur le terrain, les TMS dévoilent d’abord une cartographie de micro-adaptations : boîtes de rangement détournées, outils laissés au plus près « même si ce n’est pas le plus logique pour les collègues », postures figées pour réduire les allers-retours. Le corps compense, l’usure s’installe.

Petit précis anatomique du geste à risque

Avant de proposer des solutions, il faut revenir à l’évidence du vivant. Les gestes répétitifs touchent d’abord les tendons, gaines synoviales, nerfs périphériques, muscles extensibles des membres supérieurs (ANACT). Le point commun ? Un angle articulaire maintenu hors de sa zone de confort.

  • Au poignet : la flexion/extension répétée, typique du travail sur clavier ou de la prise d’objets disposés trop haut (hyperextension du carpe).
  • À l’épaule : l’abduction avec élévation du bras (comme pour accéder à une étagère) multiplie par 3 le risque de tendinite (Silverstein et al., 2004).
  • Au dos : la torsion associée à l’extension, typique du geste de « se retourner pour prendre » (audit INRS 2018 sur la logistique hospitalière).

Chaque amplitude excessive transforme un acte anodin en risque invisible. Pourtant, les normes ergonomiques donnent des repères clairs : selon l’ISO 9241-5, tout objet d’usage fréquent devrait être situé dans un périmètre accessible sans flexion ni extension hors amplitude naturelle des articulations.

Des chiffres qui parlent : l’empilement des gestes et ses conséquences

Type d’activité Nombre de gestes/jour % de salariés exposés
Assemblage en atelier 1 200 à 3 000 54% (industrie manufacturière)
Soins hospitaliers 500 à 1 000 37% (aides-soignants)
Travail administratif 700 à 1 500 (saisie) 28% (salariés de bureau)

Ces données (DARES, 2023) rappellent que le risque TMS ne s’arrête pas à la chaîne de production. Le tertiaire et les services hospitaliers sont aussi concernés.

Cas concrets : la vérité du terrain

L’atelier de montage : la zone “interdite” (cas réel, anonymisé)

Dans une usine de sous-ensembles électroniques, l’étude de l’accès à l’outillage révèle : les tournevis, utilisés 800 fois/jour, sont stockés « à portée de main », mais à 25 cm au-delà du bras de l’opérateur, nécessitant une extension répétée et une flexion du rachis. Résultat : 3 cas de syndrome du canal carpien en deux ans, un turnover accru, et l’apparition de compensations (utilisation du tronc comme table d’appoint, appui sur le genou…).

Hôpital : la ronde des chariots (retours d’observation de terrain)

Dans l’univers hospitalier, les gestes répétitifs s’invitent là où on ne les attend pas : préparation des médicaments, manipulation des poignées de chariot, accès aux consommables. Le moindre mauvais placement multiplie le temps perdu, mais aussi le nombre de manipulations « absurdes » (ouvrir/fermer des tiroirs 400 fois par équipe – chiffres issus de INRS ED 6229), et rend douloureux l’extraordinaire des urgences.

Bureaux : clavier, souris & compagnon invisible

Puissent les douleurs d’épaule et de poignet des salariés de bureau rappeler que le chemin main-clavier-souris (un aller-retour par clic) génère jusqu’à 27 km/an de déplacement du bras... sur place ! (source : Ergoweb).

Réduire les TMS par le design d’accès : quelles solutions concrètes ?

Penser la « zone de confort gestuel »

  • Définir le périmètre d’accès optimal : selon l’INRS, la zone utile doit être comprise dans un demi-cercle de 40 cm autour du corps, bras le long du corps et coude fléchi à 90° (INRS ED6168).
  • Adapter le rangement : catégoriser les outils selon la fréquence d’usage, rapprocher ceux utilisés le plus souvent, et réserver les zones les plus accessibles aux objets légers. Un plan de travail adapté réduit jusqu'à 30% les troubles posturaux (CDC NIOSH).
  • Limiter la sur-sollicitation des mêmes groupes musculaires : organisation de rotations, alternance des tâches, ou introduction de micro-pauses intelligentes (Long et al., 2014).

L’importance du design de l’outil et de la poignée

  • Diamètre et grip : un outil mal dimensionné force une pince digitale excessive, source de tendinite (Fagarasanu & Kumar, 2003).
  • Outillage intelligent : le recours à des outils anti-vibrations, allégés, à assistance motorisée allège le nombre de gestes répétitifs jusqu’à 45% sur certains sites automobiles (ANSES).

Agencement spatial et principes d’« économie gestuelle »

  • Utiliser la gravité : placer les objets lourds à hauteur de hanche (axes de force naturelle), éviter les étagères hautes pour objets fréquemment requis (HSE UK).
  • Réduire la distance à parcourir : limitation des allers-retours entre zones distinctes (logique « U » en industrie, « boucle courte » dans les pharmacies internes hospitalières).
  • Favoriser la modularité et l’accessibilité ambidextre (pour droitiers/gauchers, rotation des postes pour limiter les axes sollicités).

L’observation terrain, clef d’une prévention juste

Conscientiser les opérateurs. Cartographier précisément les points d’accès, les gestes récurrents, les zones de fatigue. Impliquer les utilisateurs dans la co-conception de leurs espaces. C’est la démarche du Lean ergonomique, ou du « Kaizen participatif », qui a permis à Toyota de réduire de 60% les plaintes pour TMS sur ses chaînes (UK Ergonomics Society).

Quelques outils pour objectiver l’analyse

  • Le grille OCRA, un incontournable pour quantifier l’exposition aux gestes répétitifs (INRS ED6140)
  • La méthode RULA pour évaluer les postures et l’emplacement des outils (McAtamney & Corlett, 1993)
  • Le croquis de poste : croiser implantation réelle, trajets de la main et zones de fatigue perçues permet souvent de révéler l’invisible (voir illustration ci-dessous) croquis d'observation ergonomique d'un poste

Quelles perspectives ? Pour un design centré sur le geste humain

Face aux TMS, la tentation de l’automatisation intégrale ou des gadgets technologiques trouvera toujours ses limites. La technologie ne remplacera ni l’observation fine, ni la compréhension du rapport intime qui unit chaque opérateur à son outil, à son geste, à la matière qu’il transforme.

Entendre les signaux faibles – la fatigue du soir, la gêne passagère devenue chronique, le détour corporel pour compenser un accès mal pensé – c’est retrouver l’exigence fondamentale de l’ergonomie : faire du geste répété un geste choisi, jamais subi. Concevoir pour l’humain, ce n’est pas une option. C’est la seule voie vers un travail vivable, durable, capable d’accueillir la diversité de nos corps et la complexité de nos métiers.

Il appartient à chaque entreprise, mais aussi à chaque designer, chaque manager, d’oser ce détour par l’analyse. Ne jamais oublier que derrière la statistique, il y a une épaule, une main, un regard, un effort parfois invisible, mais qui dit tout du monde du travail d’aujourd’hui et de demain.

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